Solidaires 37

Le refus de parvenir : une logique collective de la soustraction ?

jeudi 8 novembre 2007 par Solidaires37

À la charnière des XIXème et XXème siècles, une expression désigne les intellectuels ralliés au syndicalisme révolutionnaire, le refus de parvenir.

À la charnière des XIXème et XXème siècles, une expression désigne les intellectuels ralliés au syndicalisme révolutionnaire, le refus de parvenir.
Celui-ci se définit d’emblée par ce qu’il n’est pas :

• un comportement inhibé. La dimension du refus de parvenir est collective ; l’expression dérive d’une identification dans l’espace public, elle qualifie l’intellectuel rallié au syndicalisme révolutionnaire comme héraut d’un processus collectif.

• le fruit d’un ouvriérisme de bon aloi. Politiquement, le syndicalisme révolutionnaire se construit contre l’ouvriérisme, hors des partis. De fait, le champ sémantique des termes désignant le porteur de l’expression récuse l’illusion ouvriériste.

Pour ses tenants, le refus de parvenir s’énonce ainsi : « Refuser de parvenir ce n’est ni refuser d’agir, ni refuser de vivre ; c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et au fin de soi[1] ». Logique du collectif appliquée à l’individu, l’expression se décline simultanément comme une attitude, une pratique, une représentation du lien social. Soustraction au regard du corps social français, le refus de parvenir saisit l’intellectuel aux bords des classes populaires : au regard de l’autre « le mouvement ouvrier », le sacrifice de toutes possibilités d’ascension sociale renouvelle la marque de son appartenance. L’expression dit la hantise de l’anomie, circonscrite à la classe ouvrière.

Esquisser le parcours de cette pratique engage l’histoire du mouvement ouvrier à la charnière d’une précédente fin de siècle, accompagne les soubresauts du syndicalisme révolutionnaire aux côtés du communisme, en marge du politique.
Racines

Le refus de parvenir s’épanouit dans la littérature ouvrière à la charnière du XIXème et XXème siècle, l’expression jalonne les publications des primaires, ces instituteurs gagnés au syndicalisme révolutionnaire, proches de Péguy et Sorel, des Cahiers de la quinzaine, de la Vie Ouvrière. Pour tous, le refus de parvenir dérive des écrits des premiers socialistes utopiques, tels Baboeuf[2], s’inspire de la morale des producteurs prônée par Proudhon, puis Sorel[3]. Il s’appuie sur un constat formulé par Michelet en 1846 :

« Presque toujours ceux qui montent, y perdent, parce qu’ils se transforment ; ils deviennent mixtes, bâtards ; ils perdent l’originalité de leur classe sans gagner celle d’une autre. Le difficile n’est pas de monter mais en montant de rester soi[4]. »

L’historien romantique apprécie alors les prémisses de la Révolution industrielle ; son enquête « Le Peuple » traque la diversité de la nation française. Sa lecture des classes populaires repose « sur la conviction pudique que les classes sociales vont se fédérer, mais non disparaître[5] ». La réalité obère cet optimisme ; depuis 1830, la classe ouvrière se situe en position d’extériorité face au corps social français. Elle n’appartient déjà plus au monde des campagnes dont elle ignore les valeurs ; elle peuple les faubourgs mais inquiète les classes moyennes et le pouvoir politique. Un mot la décrit dès lors qu’elle se saisit au travers des séditions, des révoltes : pour tous, les ouvriers sont des barbares.

Le terme suppose des systèmes de valeurs antagonistes, un fossé que rien ne permet de franchir. L’échec de la seconde République, le Second Empire puis la défaite de la Commune confirme ce constat[6].

Le dessein scolaire de la IIIème République entend ignorer ces contradictions nées de l’économie. Il actualise le constat formulé par Michelet qu’incarne le type du boursier, que mesure l’instituteur.

Une fraction du milieu enseignant, gagnée au syndicalisme révolutionnaire, fait sienne la remarque de Michelet, professe le refus de parvenir. Tous se caractérisent par un fort degré d’instruction, de culture ; nous prendrons deux noms, significatifs pour notre propos et emblématiques de l’expression : Albert Thierry, Marcel Martinet[7]. Le premier est instituteur, ami de Péguy, gagné au syndicalisme révolutionnaire. La paternité du refus de parvenir lui revient ; dans les colonnes de la Vie Ouvrière, ses Réflexions sur l’éducation le définissent comme l’expression d’une hantise du déclassement. Proche de cette même revue, Marcel Martinet permet, après-guerre l’édition des articles de Thierry, disparu au front en 1915 ; il continue l’oeuvre du premier, devient passeur de cette culture dans le mouvement ouvrier français profondément renouvelé par les problématiques nées de la guerre et de la révolution d’Octobre.

Intellectuels, Thierry et Martinet refusent de parvenir pour servir le mouvement ouvrier. Cette volonté s’enracine dans une lecture sociologique de l’histoire ouvrière au XIXème siècle. Forts du rappel des exemples de Pelloutier, Varlin, Martinet entend permettre la réalisation de la devise de la Première Internationale, « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». Cette tâche, pour lui comme pour Thierry, est d’abord éducative. À ce titre, l’intellectuel issu des classes populaires doit servir celle-ci, les sauver par le sacrifice de sa réussite personnelle.

Cet individualisme moral, au service du prolétariat, se revendique de Michelet au prix du contresens ; pour ces intellectuels, la fédération des classes demeure une perspective intolérable. Par l’exemple, par la lecture de leur parcours en termes héroïques, la morale qu’il professe entend soustraire le prolétariat au corps national ; tous deux récusent la mission confiée à l’École, refusent l’acculturation républicaine.

Née de ce refus, l’expression est strictement contemporaine des distinctions maurassiennes entre pays légal et pays réel, de la trilogie barrésienne des Déracinés, des distinctions dialectiques de Jaurès entre la patrie et les petites patries. En ce sens, porté à l’extrême gauche par le milieu constitué autour de la Vie Ouvrière, le refus de parvenir constitue le pendant de cette quête des racines. Au sol se substitue la classe.
Héroïsation

Comme pratique, le refus de parvenir s’énonce par le regard d’autrui. L’expression acquiert sa valeur au prisme du collectif. Elle s’incorpore à l’intellectuel qui fit le choix du prolétariat, l’héroïse. Au sens grec du terme[8].

L’héroïsation se construit sur l’écart constaté, perçu, mesuré. Aux yeux du mouvement ouvrier, les rétifs se distinguent par leur maîtrise de la culture ; par celle-ci, ils pourraient s’élever dans la hiérarchie sociale, tenir un rang qui ne serait plus celui de leur origine populaire. Ainsi de Marcel Martinet qui intégra l’École Normale Supérieure. Ce cursus le destinait, dans la IIIème République, à un avenir construit sous les auspices d’une carrière universitaire, voire politique. Il rompt avec cette logique en 1907, quitte sa condition de normalien avant de tenter l’agrégation, pour se consacrer à la littérature et à la tenue des rubriques culturelles des revues ouvrières[9]. Comme tel, il refuse de parvenir aux yeux du mouvement ouvrier. Par son constat, l’acte rend visible autant que palpable « puisqu’incorporé » ce qui, dans la société française, distingue le prolétariat du corps social : la culture. La première des fonctions dévolues aux rétifs s’illustre ici ; ce sont des marqueurs identitaires. Placés aux frontières sociales du mouvement ouvrier, il le borne ; geste par quoi celui-ci obtient sa lisibilité politique.

L’acte du refus s’énonce en termes empruntés au vocabulaire religieux. Martinet comme Thierry sont des « saints laïc », « conscience morale », ils donnent l’exemple « d’une personnalité héroïque qui veut grandir au lieu de jouir », Albert Thierry devient ainsi« un janséniste révolutionnaire[10] ».Tous reflètent une vision sacrificielle ; par le don de ses potentialités intellectuelles, le rétif incarne les valeurs du mouvement ouvrier. Martyr, il en est le dépositaire. Par lui se mesure l’action de chacun au profit du collectif[11]. Exemplaire, sa conduite dessine un modèle comportemental propre à soustraire la classe ouvrière au corps social français ; comme pratique, le refus de parvenir saisit, pour le dénoncer, ce par quoi le peuple se confond avec le Peuple, sujet politique constitutif[12].Dès lors, l’unicité du refus est impossible, les refus de parvenir s’imposent. Par la succession, la pratique s’impose. Toujours définie par le regard de l’autre, sans quoi le geste est vain. Ces refus successivement nommés réitèrent la scission peuple / Peuple. Expression de celle-ci, ils soustraient, par l’exemplarité du geste, le mouvement ouvrier au corps social français, disent l’impossible intégration politique du mouvement ouvrier. Le terme de ces soustractions successives entend conjurer l’aporie du mot peuple comme référent unique : par le sacrifice de soi à sa classe d’origine, l’intellectuel prépare l’émancipation des travailleurs, la société sans classe. L’oubli de cette finalité disqualifie la portée collective du refus de parvenir, renvoie l’intellectuel à la vanité de son engagement. Lecteur d’Albert Thierry, Marcel Martinet le déduit des Réflexions sur l’éducation : « le refus de parvenir du prolétaire capable de parvenir n’a de sens que doublé par la volonté de parvenir du prolétariat. Parvenir, et avec soi sauver la civilisation, susciter et assurer une société d’hommes[13] ».

Acte politique, le refus de parvenir consacre le primat d’un « individualisme moral[14] » au service des masses. À la charnière du collectif et de l’individuel, il se veut l’expression d’un stoïcisme ouvrier. Négliger l’oscillation dialectique de cette pratique entre les pôles du collectif et de l’individu au profit d’une approche biographique l’apparente à une logique pulsionnelle[15].Cette lecture vérifie à nouveau le poids des représentations collectives de l’engagement en politique. Un épisode de la vie d’Albert Thierry l’illustre.

En 1914, l’entrée en guerre discrédite les théories socialistes ; la classe ouvrière est patriote. Comme telle, elle appartient à la société française. Ce phénomène mesure l’échec de ses représentations politiques. Comme Péguy, il faut à Thierry un banc à Chartres. Ses carnets de guerre balisent le parcours qui le mène d’un « patriotisme de classe » au patriotisme ; ils jalonnent le saut qualitatif qu’il dût effectuer. Récusant le cadre national duquel il n’entend pas relever, il trouve dans la concorde entre les nations la cause qui lui fait défaut depuis août 1914. Aux côtés des fantassins français, il lui faut à nouveau se distinguer pour toujours appartenir au peuple qu’il mythifie, par qui il espère l’avènement d’une société meilleure. Sa vie, il la met en jeu au nom de la paix, quand ses pairs des tranchées se défendent. Seulement. Combattre lui permet de réaffirmer son incorporation au peuple ; les motifs de son combat, divulgué après-guerre par la lecture des carnet, procède de son héroïsation.

S’il est un mobile à la logique compulsive du refus de parvenir, il gît dans l’ambivalence des rapports de l’intellectuel issu des classes populaires au peuple.
Seuil

Le refus de parvenir ressort d’un impératif de solidarité, déployé dans l’espace public, il s’inscrit dans une logique du social à la charnière du collectif et de l’individuel. Il est le fait d’intellectuels ralliés au syndicalisme révolutionnaire quand celui-ci professe un fort anti-intellectualisme. Sous le regard du mouvement ouvrier, la figure du rétif s’héroïse, forte d’un paradoxe : l’intellectuel qui refuse de parvenir est unique par sa volonté d’être semblable au peuple. L’attitude proscrit toute perspective avant-gardiste ; comme telle s’oppose au Parti communiste français dès les années 1920.

Lue au prisme de l’individu, le refus de parvenir suppose la pertinence d’une logique sacrificielle par quoi se renouvelle l’appartenance de l’intellectuel au peuple. Cette pratique du social s’enracine dans le temps court des trente premières années de la IIIème République quand, sous les feux de l’acculturation républicaine, la question de l’appartenance au sol, à la classe, se mesurait en termes nouveaux.

Au mitan de ce processus, l’Affaire Dreyfus cristallisait la figure de l’intellectuel, héraut des causes publiques. Le refus de parvenir joue de cette fonction par l’héroïsation qu’il suppose, par le sentiment de dépossession de la parole populaire qu’il combat. Il est l’une des premières tentatives de conciliation des travailleurs manuels et intellectuels dans l’espace démocratique que règle l’exercice de la parole.

Vincent Chambarlhac

[1] Albert Thierry cité par J. Vidal, « L’homme en proie aux enfants », Les Primaires, numéro spécial Albert Thierry. 1921. pp. 377-383.
[2] Cf. Maurice Dommanget, Pages choisies de Babeuf, Paris, Armand Colin, 1935, p. 105.

[3] Cf. Pierre Ansart, Proudhon. textes et débats, Paris, Le Livre de poche, 1984 et Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Seuil, 1990.

[4] J. Michelet, Le Peuple, Paris, Garnier-Flammarion, 1974, p. 72.

[5] Roland Barthes, Michelet, Paris, Seuil, 1988, p. 9.

[6] Cf. François Furet, La Révolution (1770-1880), Paris, Hachette, 1988.

[7] La place manque pour une analyse prosopographique détaillée. Nous renvoyons, pour les personnages emblématiques aux notices du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier.
[8] Cf. P. Vidal-Naquet, Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société chez les grecs, Paris, La Découverte, 1983.

[9] Au discours de ses obsèques, Louis Boutreux constate : « Riche d’une pensée et d’un art délicat, il renonça à la gloire comme il avait renoncé à sa carrière et aux honneurs avantageux. Il prodigua ses lumières dans les revues d’avant-garde, les journaux ouvriers et consacra bientôt ses jours -et une trop grande partie de ses nuits- à cet apostolat qui fut pour lui la direction des rubriques littéraires d’un grand quotidien », Bibliothèque du CEDIAS-Musée social, Papiers Monatte, Carton 13, Suite Quinquies, Cote 13-19 f.

[10] L’ensemble de ces notations sont extraites des hommages consacrés à Albert Thierry, Les Primaires. numéro spécial Albert Thierry, 1921, et Marcel Martinet, Les Humbles, « À Marcel Martinet », janvier-février-mars 1936.

[11] Édouard Peisson écrit de M. Martinet : « il est le seul homme auquel j’aurais pu me confier si la vie nous avait rapprochés plus tôt et plus complètement, et le seul homme auquel je pense devoir des comptes ». E. Peisson, « Lettre à Maurice Wullens » du 24 novembre 1935 reproduite dans Les Humbles, « À Marcel Martinet », 1936, op. cit., pp. 69-70.

[12] Cf. G. Agamben, “Qu’est-ce qu’un peuple ? », in Moyens sans fins. Notes sur le politique, Paris, Payot, 1995, pp. 39-46.

[13] M. Martinet, préface à A. Thierry, Réflexions sur l’éducation, Paris, Librairie du Travail, 1923, p. XV.
[14] Cf. Jacques Julliard, Autonomie ouvrière. Études sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard, 1985, p. 45.

[15] Néophyte, nous risquons le terme après une lecture rapide de S. Freud, Métapsychologie, Paris, Folio, 1995, « Pulsions et destins des pulsions ».
Section : Le syndicalisme révolutionnaire en France - Culture ouvrière
Titre : Le refus de parvenir
une logique collective de la soustraction ? - Vincent Chambarlhac


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